Réformer pour mieux accompagner

Fayrouz Kashef
Présidente de la commission de la petite enfance, de l’éducation et de la formation du PS genevois

Fayrouz Kashef est adjointe de direction d’une structure d’accueil petite enfance (SAPE) en Ville de Genève, coprésidente de l’Association des Cadres des institutions de la Petite Enfance Genevoise (ACIPEG) et depuis 2020 présidente de la commission de la petite enfance, de l’éducation et de la formation du Parti Socialiste genevois (PSG). Née à Genève, et maman, elle identifie les forces et faiblesses de l’accueil préscolaire aujourd’hui, à par-tir d’une expérience de terrain.

Sylvain Thévoz : Les gens se plaignent souvent du manque de places de crèches. Partages-tu ce constat ?

Fayrouz Kashef : Oui, bien sûr. Il peut s’expliquer par le manque de lieux où construire, de bâtiments utilisables, de financement, de personnel, d’un système de gouvernance fortement perfectible. La progression du nombre de crèches est une réalité, mais elle est trop lente, surtout dans un canton qui vit une croissance économique et démogra-phique soutenue.

Et des conditions de travail difficiles…

Oui, il y a du stress, beaucoup de responsabilités tant pour les équipes éducatives que pour les directions, et peu de reconnaissance. Essentiellement féminin encore, les « dames de la crèches » sont encore peu considérées dans/par la société. La profession est peu connue pour ce qu’elle est. Il y a une telle pénurie d’éducatrices et éducateurs que leur mobilité est facile, bien que les besoins des institutions restent criants. Néanmoins, du fait de certaines réalités de travail parfois rudes, les postes à responsabilités restent à ce jour peu attrayants et confortables. On pense encore social quand on pense Structures d’accueil petite enfance (SAPE), mais selon le secteur c’est aussi 300 familles, 200 enfants, 90 collaborateurs-trices. C’est donc aussi une vraie gestion de PME !

Des PME qui bénéficient directement à l’économie ?

Oui. Une SAPE, ce sont des gens qui travaillent, des emplois, des salaires. Cela per-met à des parents (femmes et hommes) de travailler, s’impliquer, s’engager dans la société. Le manque de places de crèches conduit à contrario des gens à quitter leur commune. Ce sont des contribuables qui partent. Ou alors, l’un-e des conjoint-e-s est contraint-e d’arrêter de travailler. Ce sont des impôts en moins. On l’a vu durant le CO-VID, un grand nombre de crèches sont restées ouvertes en Ville de Genève. Elles ont permis aux professions essentielles, docteur-es, pompier-es, policièr-es, de continuer à travailler. Mais si l’on avait eu une gouvernance unique (employeur unique), on aurait pu avoir moins de crèches/SAPE ouvertes pour combler les besoins de tout le monde. Actuellement, avec des employeurs différents dans chaque secteur, une majorité de crèches/SAPE ont dû rester ouvertes, parfois pour cinq enfants seulement. Le système n’est ni optimal ni efficient.

Le personnel est un enjeu central. Ne forme-t-on pas assez d’éducatrices et d’éducateurs de l’enfance ?

L’école supérieure d’éducatrices et d’éducateurs de l’enfance (ESEDE) est perçue par les jeunes comme trop sélective et excluante. On y accède sur concours, sur la base d’une épreuve d’aptitude sous forme informatisée. A mon époque, sur 300 candidat-es, 60 (ou 40 je ne sais plus) étaient pris-es. Il faudrait ouvrir davantage cette formation pour avoir plus de diplomées. Quand je demande aux jeunes ce qu’elles et ils veulent faire plus tard, elles et ils disent assistant socio-éducatif ou assistante socio-éducative. L’ESEDE leur apparaît trop longue, compliquée et d’accès trop complexe. Ils et elles abandonnent avant même de se lancer. Or, si on veut disposer de davantage de places de crèches, il faudra davantage de personnel formé encadrant et se donner les moyens d’en augmenter le nombre.

Des personnes ayant des compétences de terrain mais plus fragiles sur le plan théorique sont recalées ?

Oui. Or, dans la petite enfance, selon moi, il n’est pas fondamental, sur le terrain, par exemple d’avoir un niveau de français léché, or ce sont des critères d’exclusion forts à l’école. Les compétences relationnelles sont insuffisamment prises en compte. On se prive de profils très intéressants.

Comment se vit la conciliation entre vie professionnelle et vie privée dans ce métier ?

Elle est difficile. C’est un milieu qui est encore très majoritairement féminin, et comme les inégalités perdurent au niveau sociétal, ce métier en est le miroir.

Le défi est de remplacer les travailleuses quand elles sont en congé maternité/parental avec des éducatrices et éducateurs formé-es. La difficulté à en trouver est grande. Il manque des groupes de remplacements fixes à la crèche qui permettraient d’avoir une marge supplémentaire d’adaptation, faire face aux impondérables, et ainsi que les travailleuses puissent faire le travail sans le souci constant que ce soit leurs collègues qui supportent leur éventuelle absence. A noter que depuis six, sept ans, les hommes s’engagent davantage dans ce métier. Ils sont excellents dans leurs pratiques et bien formés.

Constate-on un décrochage des travailleuses et travailleurs à partir d’un certain âge ?

Je ne trouve pas, non. Je n’ai pas les chiffres, mais dans la petite enfance, les gens qui y travaillent y demeurent, car ils aiment leur travail (et c’est bien ça le problème quand on aime son travail, on se « fait parfois avoir » parce qu’on accepte des conditions parfois difficiles). Bien entendu, il y a des éducateur-rices qui sortent de l’école et après trois ou quatre ans évoluent, deviennent thérapeutes, par exemple. Le COVID a accéléré ce mouvement. Le travail est physiquement et psychiquement fatigant. Sur 16 secteurs, un certain nombre de directions de secteurs sont en arrêt. On peut y voir un signe de souffrance au travail, à tous les niveaux.

La droite revient souvent avec l’argument que les crèches coûtent trop cher, notamment le personnel, affirmant que si cela était moins coûteux on aurait davantage d’enfants en crèche. Tu valides ?

Non, pas du tout. C’est un raisonnement erroné. Ouvrir une crèche, c’est faire un choix de société et un investissement. Voulons-nous des enfants qui arrivent à l’école sans aucune expérience sociale et de groupe significative, ou des enfants, étant passé-es en crèche qui sont beaucoup plus disposé-es, disponibles, préparé-es, à l’apprentissage ? En crèche, on fait de la prévention, de l’inclusion des familles, on détecte les enfants avec des troubles, on traite en amont les difficultés, afin que l’enfant, quand elle ou il arrive à l’école, soit accueil-li-e au mieux. Cela a un coût, évidemment. Les crèches coûtent cher, comme l’école, comme la police, mais c’est un investisse-ment. Chaque dépense dans ce domaine est un gain pour l’avenir. Les enseignant-e-s qui reçoivent des enfants sortant de crèche le remarquent immédiatement, le développe-ment est différent, la capacité d’adaptation renforcée. En crèche, un travail de cohésion sociale, de prévention avec les parents, en réseau est fait. C’est un côté du métier peu connu.

Faut-il à ton avis soutenir les crèches privées ?

Les crèches privées doivent être des partenaires. Toutes les crèches sont soumises au même règlement, crèche privée ou publique, c’est le Service d’autorisation et de surveillance de l’accueil de jour (SASAJ), qui veille au respect des normes. C’est une alternative à l’accueil public qui est très coûteuse. Une place en crèche privée peut coûter jusqu’à 2’600 CHF par mois. C’est clair qu’une crèche privée est intéressante, stimulante, car elle a des moyens très développés, mais les objectifs sont différents et le public qui peut se le permettre aussi.

Quel est ton point de vue sur la cantonalisation des crèches ?

C’est un objectif à atteindre selon moi. Elle permettrait, entre autres, de mieux accompagner les enfants et leurs familles avec, par exemple, une place pour chaque enfant (facultative mais possible). Les cadres de la petite enfance verraient d’un bon œil que la petite enfance soit cantonale. En effet, l’offre n’est pas équitable aujourd’hui entre les différentes communes. Nous sommes sous la tutelle du DIP mais ne figurons sur aucun organigramme. Quels sont les liens organiques, de gouvernance, autant de points d’interrogation. Et pourquoi le DIP et pas la Cohésion sociale comme Départe-ment de tutelle ? Il est peut-être temps de reposer toutes ces questions.

Les communes semblent préférer la voie de la municipalisation…

Oui, et c’est aussi une voie possible. Cela permettrait enfin à ce qu’une seule entité décide au niveau de la commune, et pas une multitude d’entités dans des secteurs différents avec des comités différents. Aujourd’hui c’est le Service de la petite enfance (SDPE) qui finance. L’employeur ne donne rien, il dirige, mais pas vraiment en fait, car le SDPE a son mot à dire. Evidemment que je soutiens la municipalisation, mais pas uniquement via la création de nouvelles crèches municipales.

Avec de nouvelles crèches municipalisées, le risque existe-t-il d’avoir deux statuts différents pour le personnel ?

Oui, bien entendu. Bien que quelques modèles hybrides de gouvernances existent déjà à Genève, il y aurait désormais, en Ville de Genève, des crèches municipales avec des caisses de prévoyance différentes, des grilles salariales différentes, et cela soulève plusieurs inquiétudes du terrain. La municipalisation partielle risque de créer des tensions autour des conditions de travail. Comme il est aujourd’hui difficile de trouver des éducateurs et éducatrices, la concurrence entre SAPE risque de s’aggraver, bien qu’elle existe déjà entre communes.

Quelles évolutions identifies-tu dans le rapport aux parents ?

En 2021, généralement, les parents sont plus informés, elles et ils ont des enfants parce qu’elles et ils l’ont désiré et voulu. Ils et elles ont de hautes exigences. Les équipes éducatives leur rappellent que l’on ne peut faire du « un pour un », ce n’est pas un service/prestation privé (de nounous). L’école est gratuite, alors que la SAPE est un service que les parents paient et parfois cher. Le rapport de force et les attentes sont donc différents.

Que penses-tu de l’idée d’instaurer l’école dès trois ans ?

C’est une piste intéressante pour pallier au manque de places en crèche. En crèche les groupes les moins remplis sont ceux des cohortes des 3-4 ans, sans que l’on puisse vrai-ment l’expliquer, si ce n’est par le fait que les enfants devenant avec l’âge plus auto-nomes, les parents peuvent mieux les gérer. Il est clairement plus aisé de télé-travailler avec un enfant de trois ans qu’un bébé de six mois. Pour les grands-parents, c’est sou-vent plus facile de s’occuper des enfants quand ils et elles sont plus grand-es. Si, dès trois ans les enfants allaient à l’école, on pourrait imaginer en effet créer davantage de places pour les tout-petits.

N’est-ce pas trop petit, trois ans, pour aller à l’école ?

Cela dépend de la manière dont cela est amené. À trois ans ce n’est pas une classe de 1P qu’il faut créer, mais avec du personnel adéquat et une collaboration avec des éducateurs et éducatrices de l’enfance, des partenaires. L’école dès trois ans, avec encadrement, des moyens et de bonnes collaborations, serait une option à étudier. Une classe dans l’école sous forme de crèche cantonalisée aurait des avantages. Le congé parental est aussi une option intéressante pour permettre à des parents de ne pas obligatoirement avoir recours à des places de crèche entre 0 et 1 an.