Amanda Ojalvo
Educatrice de l’enfance
Conseillère municipale Ville de Genève
Elle s’occupe de vos enfants, comme près de 2’000 de ses collègues. Elle, c’est Amanda Ojalvo, éducatrice de l’enfance et conseillère municipale en Ville de Genève, engagée sur le dossier de la municipalisation des crèches depuis son premier mandat. Aujourd’hui, Amanda et ses collègues éducateur-ices, assistant-es socio-éducatif-ives, adjoint-es pédagogiques, directrices et directeurs d’institutions font entendre leur voix pour qu’enfin soit valorisée leur profession.
Olivia Bessat : Amanda, les professionnel-e-s de la petite enfance sont monté-e-s au créneau depuis l’annonce du gel des mécanismes salariaux pour le budget 2022. Que s’est-il passé concrètement ?
Amanda Ojalvo : Les magistrat-es ont fait pression sur la Fédération genevoise des Institutions de la petite enfance (FGIPE), qui est l’association faîtière des comités employeurs des structures d’accueil subventionnées par la Ville de Genève, pour dénoncer notre convention collective de travail. Il faut savoir que sans ça, on ne peut pas toucher aux mécanismes salariaux du personnel des institutions de la petite enfance, n’étant pas employé-es par la Ville. Nous protestons donc contre cette dénonciation. Au passage, c’est bien le signe que le système de gouvernance ne marche pas, puisqu’il ne défend pas la convention collective qui garantit nos droits, et nos prestations.
Ça a dû être un coup dur.
Absolument, nous l’avons vécu comme un affront, et ce pour deux raisons. Première-ment, ça fait des années que nous demandons des conditions de travail plus humaines pour nous, mais avant tout pour les enfants. C’est de plus en plus dur puisque nous travaillons dans des groupes qui sont de plus en plus conséquents, des groupes de 13 à 15 enfants dès 0-1 ans, ce qui signifie que la collectivité prend le dessus au détriment de leurs besoins individuels, qui sont de plus en plus nombreux et spécifiques. Deuxièmement, c’est aussi une claque après les efforts fournis durant la pandémie. Nous avons été applaudi-es, et ce à juste titre, l’effort était significatif : beaucoup de structures ont centralisé l’accueil, on se trouvait parfois dans des locaux inconnus, avec des enfants qu’on ne connaissait pas, voir qui n’avaient jamais été en crèche, de nouveaux et nouvelles collègues. On n’a certes pas perdu notre travail, mais on était aussi au front, dans des conditions d’accueil assez rudes. Et maintenant on nous couperait les mécanismes salariaux ? C’est trop.
Qu’est-ce que ça représente, pour vous, ce fameux gel des mécanismes salariaux ?
D’abord ça veut dire geler les annuités. Pour nous, c’est catastrophique, car le personnel de la petite enfance ne travaille pas sur la même base que l’administration, il n’y a pas de classe, mais des échelons en année civile, au nombre de 20. On reçoit aussi une prime d’ancienneté après 12 ans de travail en CDI, et une gratification pour années de service après 20 et 30 ans de travail sur la commune. Concrètement, si tu as travaillé à 100% et que tu arrives à l’échelon 20, soit 20 ans de cotisation, au bout de 21 ans sans arrêt, tu gagnes un salaire maximum de 8’518,94 CHF brut mensuel, avec 35 jours de vacances à l’année. Le salaire d’entrée, au sortir de notre formation pour un-e éducatrice, c’est environ 5’000 CHF à 100%. Ça se traduit par une progression salariale de 80 à 100 CHF par année. C’est très lent, sans compter que beaucoup d’entre nous ne travaillent pas à 100%.
Justement, il y a beaucoup de tes collègues à temps partiel ?
On est à 100% quand notre vie nous le permet. Par exemple les parents d’enfants, elles et eux, sont le plus souvent à 60 ou 80%. C’est logique, en tant que parent, de récupérer du temps sur celui pour lequel on est employé-e à s’occuper des enfants des autres, pour s’occuper de ses propres enfants. Dans mon cas, je suis à 80%, avec mon mandat politique à côté, depuis cette année. C’est un choix, mais dont les conséquences sont importantes, quand la fiche de paie tombe. Je n’ai pas d’enfant à charge, mais j’imagine bien pour un-e collègue, d’une famille monoparentale par exemple, ce que cela implique.
Je reviens sur vos salaires d’entrée, à envi-ron 5’000 CHF, comment expliquer que ce ne soit pas plus ?
N’oublions pas qu’historiquement, « s’occuper des enfants » c’est un métier féminin et que c’était considéré comme normal pour les femmes de faire ces tâches. Il n’y a pas eu de réflexion sur combien de temps ça prenait de faire ces choses qui semblaient naturellement incomber aux femmes, ni sur la formation, puisque c’était perçu comme des tâches « naturelles ». C’est d’ailleurs tout le secteur du care qui raisonne sur ces vieux schémas. On peut évoquer à ce titre Mirella Falco, du SIT, qui pousse à réfléchir à combien de temps ça prend, de doucher une personne, de lui faire ses courses, son ménage. C’est bien du temps de travail, et il y a une pénibilité des tâches qui n’est pas reconnue.
Vous avez également un 13e salaire, qui serait touché ?
Absolument. Nous bénéficions d’un 13e salaire progressif, ça veut dire que quand tu commences ta carrière, tu reçois 50% de ton 13e salaire, puis il faut 11 ans pour arriver à 100% de ton 13e salaire. Donc « geler le 13e salaire », c’est bloquer cette progression, un 13e salaire qui apporte un complément non-négligeable, étant donné les plafonds en termes d’échelon.
Ce n’est pas seulement une histoire de sous. On a entendu tes collègues qui se sont mobilisé-e-s avant la séance plénière du Conseil municipal, il y a de votre part une véritable réflexion et des revendications quant à la reconnaissance de vos métiers.
Oui, on se mobilise, ce qui est en soi une petite victoire. Le moral est bas, beaucoup n’y croient pas, du fait aussi d’une sorte de syndrome de l’imposteur qui fait dire à beaucoup « j’y connais rien », se traduisant par peu d’intérêt pour tout ce qui est politique et associatif. « Parce qu’on ne me donne pas je ne m’engage pas », mais si on ne s’engage pas, on ne peut rien demander non plus. Avec la mobilisation, le serpent ne se mord plus la queue. La réalité des métiers de la petite enfance est telle qu’on observe une recrudescence des burn-outs, déjà observable avant la pandémie, et le besoin de reconversion professionnelle.
Quelle est la réalité de terrain derrière ?
Celles et ceux qui ont eu à s’occuper d’enfants, que ce soit les leurs ou celles et ceux des autres, ont certainement pu constater que c’est un travail de tous les instants, avec des sollicitations constantes. Multipliez ça par 14, soit le nombre d’enfants par groupe et ça vous donne une idée de la journée de travail-type. Par semaine, à 100%, c’est 35 heures de terrain et 4h de préparation, soit 39 heures au total. Ces heures de préparation sont essentielles pour préparer les activités, les dossiers des enfants, rédiger les observations, préparer les entretiens des parents, coordonner un réseau autour d’un-e ou de plusieurs enfants, en fonction des besoins (psychologues, infirmier-es, logopé-distes, psychomotricien-nes).
Aujourd’hui on a de plus en plus d’enfants avec des besoins particuliers : ça va du « simple » trouble émotionnel au trouble du neuro-développement comme l’autisme, le syndrome de Down, des troubles psycho-moteurs, ou encore la surdité. Cela veut dire aussi accompagner les parents, en tant que soutien intégral à la parentalité, et au déve-loppement de l’enfant.
Mais qui vous accompagne, vous ?
On a le service des psychologues à la Guidance infantile, on a de l’accompagnement, mais souvent il n’est pas suffisant. Ces personnes-ressources ont sous leur giron plusieurs institutions, les services sont sou-vent sous-dotés. Il y a une gêne, une pudeur à nommer les choses, à dire les difficultés. La détresse des équipes vient aussi de là, car les directions des institutions n’ont pas nécessairement le temps, et ça crée un sentiment de laissées-pour-compte des structures.
Changer la gouvernance, ce serait une solution ?
Quand je suis arrivée au Parti socialiste, j’ai commencé à raconter la réalité de terrain. On s’est vite rendu compte que c’était la quatrième dimension, avec des comités bénévoles de parents, qui devaient faire le travail de gestion d’une PME, face à des enjeux qui les dépassent et une organisation complexe. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs qu’on peine à remplir ces comités.
D’aucuns disent que la municipalisation coûterait trop cher.
La vraie question, c’est quel est le prix qu’on veut mettre pour notre avenir, c’est-à-dire celui de nos enfants. Il est vrai que depuis la première tentative de municipalisation en 1998, les services de la petite enfance ont beaucoup trop grossi pour la faire en bloc. On entend beaucoup parler de fondation privée. Mais à part satisfaire le besoin d’être vu comme s’attaquant au problème, cela ne résoudrait rien. Ce serait le même cadre légal, les mêmes employeurs multiples, 77 au total à l’échelle de la ville. On a en même temps la droite qui tient un discours de valorisation du bénévolat, ce que je peux en-tendre. Mais ces structures bénévoles ont leurs limites, et justement nous les avons atteintes.
Qu’apporterait la municipalisation à ton travail ?
Elle permettrait tout d’abord de rééquilibrer les forces, en favorisant la mobilité du personnel et des ressources entre toutes les institutions de la ville. Avec des structures mieux équilibrées, cela permettrait de pérenniser les projets éducatifs, en complément du projet pédagogique général décrivant la journée-type d’un enfant, de l’accueil aux retrouvailles. En renforçant la collabo-ration entre les institutions, qui arrive de manière organique pour le moment, on pourrait échanger les bonnes pratiques, accueillir des stagiaires, ouvrir les projets pédagogiques à la concertation, avec un menu commun à travailler en fonction des spécificités de chaque établissement. De plus, avec la municipalisation, en tant qu’employé-es de la ville, on pourrait voir une valorisation de nos salaires en passant dans la grille salariale de l’administration, assurant pérennité et une sécurité supplémentaire.
Et maintenant, que va-t-il se passer ?
Nous attendons l’arrivée des rentrées fis-cales 2021, pour avoir les rectifications du budget 2022, mais on navigue à vue pour l’instant. Si le gel des mécanismes salariaux est maintenu, la grève est inévitable. Contrairement à ce qui est dit, on ne se mettra pas les parents à dos, elles et eux comprennent que nous avons la même priorité : le meilleur pour les enfants.